De l’amitié

Investissement et déception en amitié : l’histoire de Lucien et des pneus crevés

Lorsque j’étais enfant, en Belgique, j’avais un amis très proche qui s’appelait Lucien. Nous nous voyions très souvent : à l’école primaire déjà, mais également la plupart des soirs et le week-ends ; nous sommes même partis plusieurs fois en vacances ensemble.

Mais Lucien, contrairement à moi, n’était pas un « bon élève ». Il avait des troubles de l’attention et des difficultés de mémorisation. Être admis au collège n’était pas une certitude pour lui.

Je l’ai donc aidé du mieux que j’ai pu. J’ai passé un temps fou à l’aider à faire ses devoirs, à réécrire ses cours au propre, à les comprendre, à les apprendre, etc.

Le résultat : Lucien, a la fin de l’année, a été admis au collège. De justesse, mais admis ; c’est ce qui comptait le plus.

Lors de cette rentrée au collège, nous nous sommes retrouvés dans des classes différentes. J’étais dans une classe latiniste et, lui, dans une classe économiste (c’est ainsi que cela fonctionne en Belgique, il n’y a pas de Bac S, L, éco, techno, etc. : il n’y a que ces deux sections principales, latin et éco).

A partir de ce moment, Lucien a pris de la distance avec moi. Il s’est fait des nouveaux amis – dans sa classe, logique. Le seul souci, c’est que ses amis avaient une haine assez stupide des latinistes (Marx serait ravi ici de faire une analyse de cette « lutte des classes », mais ce n’est pas le propos) qui a déteint sur lui et en est venu à gangrener notre amitié jusqu’à la détruire.

Jusqu’au beau jour où j’ai vu Lucien, à travers la fenêtre d’une salle de cours, crever les pneus de mon vélo – que j’avais garé devant le collège – avec un canif.

Bref, j’avais investi mon temps et mon énergie pour aider cet ami, pendant un an, afin qu’il puisse obtenir sa certification et être admis au collège, et en retour de tout cela je n’ai eu que des pneus crevés à mon vélo…

Donner seulement ce qui est nécessaire

Ce genre d’histoire m’est arrivé à plusieurs reprises dans ma vie. J’ai payé un voyage en Norvège à un ami (vol et hébergement) pour que celui-ci m’annonce, un an plus tard, qu’il me haïssait. J’ai retapé la roulotte d’un pote pour qu’il coupe les ponts avec moi peu de temps après. Etc.

Serais-je, en réalité, un sale type, pour provoquer tant de rejet ? Je ne pense pas, non. J’ai des défauts, certes, mais je n’ai jamais été quelqu’un de rancunier – je suis toujours ok pour tourner la page et donner une seconde chance, même à quelqu’un qui m’a fait un très sale coup –, je suis toujours ouvert à la discussion, j’ai un plutôt bon niveau d’empathie (sinon je ne serais pas hypnothérapeute), je m’entends bien avec toutes mes ex, etc. Bref, je suis très loin de l’homme « vicieux » (= non-vertueux) décrit dans les livres des philosophes antiques.

Alors pourquoi la reproduction de ce cycle d’amitié→haine dans ma vie ?

La réponse est très simple : c’est parce que je donnais trop.

Et que donner trop, ça crée une dette.

Et qu’une dette, ça crée une hiérarchie entre les personnes ; ça crée un déséquilibre dans la relation ; et ça créé du ressentiment chez l’un comme chez l’autre : celui qui a contracté la dette peut se sentir écrasé par l’autre, et celui qui a donné peut attendre trop de l’autre, en retour.

J’ai compris cela pour la première fois à la fac, lorsque j’ai lu la célèbre thèse du sociologue Marcel Mauss : « Essai sur le don » qui explique très bien ce concept.

Je l’ai compris, également, en Inde, lorsque des amis Jaïns (branche de l’hindouisme) m’avaient expliqué qu’ils n’avaient pas le droit, dans leur tradition, de s’offrir des cadeaux entre amis, car il voulaient éviter à tout prix de créer une dette qui risquait de déséquilibrer la relation et ne plus mettre les amis sur un pied d’égalité.

Je l’ai compris, enfin, en relisant, il y a peu les livres VIII et IX sur l’amitié d’Aristote, dans son « Éthique de Nicomaque ».

Il ne faut donner à ses amis que le nécessaire et donc, par extension (et afin de ne pas interpréter faussement leurs besoins) que ce qu’ils expriment expressément comme nécessaire.

(Et, là dessus, je renvoie également à la lecture de Marshall Rosenberg qui montre très bien que la plupart des conflits humains sont dus au fait que nous exprimons mal, voir pas du tout, nos besoins).

Considérer les conseils d’un ami comme « sacrés »

Un autre type de lecture m’a beaucoup fait réfléchir sur la notion d’amitié : les sagas scandinaves.

Dans ces textes, écrits pour la plupart dans l’Islande du XIIIe siècle, les liens d’amitiés décrits sont extrêmement forts (voire extrêmes par moments : de nombreux récits nordiques relatent le suicide d’une personne peu après la mort d’un ami). Deux amis peuvent notamment faire vœux de « fraternité jurée » et, au cours de ce rituel, ceux-ci prêtent serment de toujours défendre l’autre au péril de leur vie, mélangent leur sang, se mettent nus et rampent sous des mottes de tourbe – ce qui symbolise leur renaissance commune comme enfants de la déesse-Terre. A partir de là, beaucoup de frères jurés font aussi vœu de félag, ce qui signifie un partage total, entre eux-deux, de leurs biens et richesses : ceux déjà possédés et ceux à venir.

Il faut toutefois mettre un bémol et ne pas fantasmer outre-mesure ce type d’amitié, car, dans les faits, ce rituel est souvent pratiqué pour résoudre un conflit : les frères jurés sont, dans ce cas de figure, des anciens ennemis qui, ne parvenant pas à trouver de solution pacifique, font vœux de fraternité jurée pour éviter de s’étriper mutuellement. Nous sommes donc dans une amitié pragmatique de type « utilitaire », l’une de celles que condamne Aristote.

Mais, en dehors du cas spécifique des fraternités jurées, la notion de conseils est centrale dans la conception scandinave de l’amitié. En effet, un ami, c’est quelqu’un que l’on juge suffisamment sage pour aller lui demander conseils en cas de besoin. Mais, attention ! Une fois les conseils reçus, ceux-ci sont considérés comme sacrés, et les appliquer devient une sorte d’obligation sacrée. Il existe d’ailleurs une expression nordique à ce sujet : « les conseils mordent » ; mais le verbe mordre (bíta), dans le sens présent, n’est pas du tout négatif : il possède une signification magique que l’on traduit habituellement par « fixer les choses dans le destin ». Les conseils d’un ami créent ou modèle le destin : ils sont de ce fait extrêmement puissants et importants. Il s’agit d’ailleurs d’un thème assez récurent dans les sagas scandinaves : le protagoniste ne respecte pas les conseils qui lui ont été donnés et le destin se retourne contre lui pour lui en faire voir de toutes les couleurs.

Un ami, c’est donc une personne entre les mains de laquelle on peut remettre entièrement son destin si, à un moment donné de sa vie, on se retrouve perdu et que l’on ne sait plus dans quelle direction aller. Si l’on demande conseil à un ami, l’on se doit d’appliquer ses conseils. Ou alors ce n’est pas un ami.

Et vice-versa : si un ami vous demande conseil, mais qu’il ne respecte pas ceux-ci, alors ce n’est pas un ami.

« Entre amis et venant d’un ami les conseils doivent être d’un très grand poids, il ne suffit même pas d’user ouvertement de cette influence pour donner des avertissements utiles, il faut, si les circonstances l’exigent, savoir être pressant et alors un ami doit obéir. »

(Cicéron, Lélius ou l’Amitié, XIII).

Être toujours franc et ne pas avoir peur de blesser

Cicéron, le célèbre philosophe stoïcien romain, partage, comme on peut le voir, le même point de vue que les Scandinaves sur l’importance de respecter les conseils d’un ami. Mais il est également d’accord avec Aristote sur un autre point important : les amis sont toujours francs entre eux, ils doivent « bannir l’hésitation, oser (se) donner un avis en toute liberté » (ibid).

Les amis se disent tout et partagent tout, nous dit Aristote, ils n’ont aucun secret l’un pour l’autre : l’intimité fait l’amitié, selon lui.

Mais à notre époque, l’illusion de l’intimité peut nous faire plonger dans de fausses croyances d’amitié. Les réseaux sociaux nous donnent l’impression d’être plus proches des autres, de bien les connaître, de partager leur quotidien. On en vient à se dire « amis » de centaines de personnes, parfois mêmes avec des étrangers auxquels nous n’avons jamais adressé la parole.

En réalité, quels amis connaissons-nous réellement ? Quels sont véritablement les rêves et aspirations de ceux que nous considérons comme tels ? Quelle est la chose dont ils ont le plus honte ? Et celle dont ils sont le plus fiers ? A quoi pensent-ils le soir en s’endormant ? Quel a été la cause de leurs dernières larmes ? Et celle de leur dernier fou-rire ?

Pour se dévoiler ainsi, un ami, avant de nous faire confiance, doit d’abord avoir confiance en lui. Quelqu’un qui n’a pas confiance en lui, quelqu’un qui ne s’aime pas lui-même, nous dit Aristote, ne peut pas être un ami durable. Non seulement parce qu’il ne sera pas honnête (ni avec lui-même, ni avec son ami), mais aussi parce qu’il ne cherchera à nouer une amitié que pour combler un manque en lui, ou pour se fuir, mais jamais par vertu (le seul type d’amitié valable selon Aristote).

Ce raisonnement peut paraître dur, mais il est intéressant de constater que c’est la raison pour laquelle beaucoup de patients, lors de leurs thérapies, en viennent à faire un grand tri dans leur cercle d’amis. Le fait de rétablir un équilibre émotionnel et mental dans leur vie vient faire disparaître un certain nombre de besoins que ceux-ci avaient jusque là, dont une partie qu’ils pouvaient chercher à combler par le biais de leurs relations. Si nous nous faisons des amis lorsque nous allons mal, lorsque nous ne sommes pas alignés avec nous-mêmes et que nous ne nous aimons pas, il y a, en effet, des chances que nous nous fassions de mauvaises amitiés, pour de mauvaises raisons, et qui ne dureront que jusqu’à ce que nous allions mieux.

« Les sentiments d’affection entre amis et les caractères distinctifs de l’amitié procèdent, semble-t-il, de l’amour qu’on a pour soi-même ».

(Aristote, Ethique de Nicomaque, IX, 4)

Bref, les vrais amis s’aiment eux-mêmes avant d’aimer l’autre et ils se disent tout. Si votre ami fait le con et part en vrille : vous devez pouvoir le lui dire, en toute franchise ; et, lui, en retour, doit être capable d’entendre vos critiques et/ou mises en garde. Et vice-versa.

Si vous n’osez pas exprimer votre opinion lorsque vous estimez que votre ami fait quelque chose de mal/néfaste/contestable/dangereux (se mettre en couple avec quelqu’un de névrosé, s’enliser dans un travail qui le détruit à petit feu, boire trop, trahir ses valeurs ou ses rêves, etc.), par peur de le froisser, alors ce n’est pas un ami. Et vice-versa.

Conclusion : qui sont vos réels amis ?

Pour conclure, j’aimerai retenir de ces différentes pérégrinations historico-philosophiques quelques clés, sous forme de questions, pour apprendre à mieux faire la part des choses dans vos relations et savoir qui sont réellement vos amis, et qui sont juste des « fréquentations ».

Voici donc les questions que l’on est en droit de se poser pour savoir ce qu’une personne est réellement pour nous :

« Est-ce que j’accepterai de partager tous mes biens avec cette personne ? Si non, pourquoi ? »

« Est-ce que je peux vraiment tout dire à cette personne ? Si non, pourquoi ? »

« Est-ce que, si j’étais perdu, à un moment, dans ma vie, j’accepterai de m’en remettre entièrement à cette personne, de lui demander conseils, et m’engager à tous les appliquer ? Si non, pourquoi ? »

« Est-ce que je donne trop à cette personne ? Si oui, pourquoi ? Qu’est-ce que ça m’apprend sur moi ? Et est-il possible de rééquilibrer cet échange ? »

Si à la fin de cet exercice il ne vous reste plus beaucoup d’amis, rassurez-vous : les vrais amis sont une espèce rare ; on ne peut véritablement en avoir qu’un seul, d’après Aristote.

Je ne suis pas certain que le vieux sage de Stagire ait raison à ce sujet, et je trouverait triste qu’il l’ait, mais je pense, à l’ère de Facebook et des amitiés innombrables, que de se poser ces quelques questions ne soit pas quelque chose de superflu, au moins pour apprendre à mieux vous connaître.

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