MA RENCONTRE AVEC LES ARCHÉTYPES (Part 1)

Accueil / Articles sur l’hypnose et actualités de l’Académie / MA RENCONTRE AVEC LES ARCHÉTYPES (Part 1)

Partie 1 : la Théophanie islandaise

L’histoire de ma rencontre avec les archétypes, sur le « Mont-aux-Brèches » (Skarðatindur), en Islande, est l’une de celles que j’aime raconter lors des sessions de formation de l’Académie Epione. Si vous l’avez déjà entendue, vous savez pourquoi : elle illustre la richesse incroyable que nous avons tous en nous et que, la plupart du temps, nous ignorons totalement. Je parle bien entendu de l’Inconscient Collectif, cette mythologie universelle incroyable, véritable ADN de notre esprit, et de tous ses Archétypes, qui en sont, d’une certaine manière, les gènes. Mais outre l’intérêt théorique de cette histoire, cette expérience a été, pour moi, un véritable basculement dans ma vie : elle m’a ouvert des portes – des brèches ! – sur un monde vaste et fascinant qui m’accompagne, ou plutôt que j’arpente, depuis, au quotidien.

Travaillant en ce moment même à la rédaction d’un ouvrage sur l’autohypnose archétypale, j’ai ressorti mon carnet de voyage en Islande et mes notes sur cette théophanie (terme anthropologique désignant une manifestation des dieux – archétypes – aux mortels) afin de la remettre à l’écrit, dans une version plus détaillée. Je partage, ici, avec vous, ce récit. Puissiez-vous en apprécier la lecture.

Le Skaftafell National Park

Nous sommes le 13 août 2006 et j’ai dix-huit ans depuis un peu plus d’un mois. Ma mère, pour mon anniversaire, m’a offert un billet d’avion pour la destination de mon choix, mais à une seule condition : voyager seul, « car ce sera ton voyage initiatique d’entrée dans l’âge adulte ». C’est un concept qui lui tient à cœur, car elle a elle-même voyagé seule, pendant un mois, en Écosse, l’été de ses dix-huit ans, et ce voyage l’a marqué à vie. J’ai choisi l’Islande, comme destination, car je suis un grand passionné de la culture Scandinave, et ce, depuis mon plus jeune âge. On raconte, dans ma famille, que nous avons des ancêtres vikings et cette passion est très certainement née avec la transmission de cette légende familiale.

Il est 14h15 et je suis seul, avec mon sac à dos d’une vingtaine de kilos sur le dos, à l’entrée du parc national de Skaftafell, dans le sud du pays. Le bus vient de me déposer sur une espèce de terrain vague situé juste au pied des montagnes et de l’imposant glacier Vatnajökull, avec trois tentes de randonneurs dressées dessus et une petite cabane en bois fichée d’un panneau « park information ». Il n’y a rien d’autre. Je me rends à la cabane, dépose mon sac à l’entrée et salue le garde en charge de ce centre d’information plutôt chiche.

« Bonjour, je viens d’arriver par le bus, lui dis-je en anglais. J’ai une tente de camping et je suis seul. Je viens pour randonner en montagne.

– Bienvenue au parc national de Skaftafell, me répond le garde. C’est 1000 couronnes la nuit (12 euros). Vous désirez acheter une carte pour les randonnées ?

– J’en ai déjà une, lui dis-je en sortant une carte topographique de ma sacoche, un fermier de Vik me l’a donnée en me conseillant cet itinéraire là. »

Je lui montre un trait de crayon qu’un éleveur de mouton sympathique, rencontré deux jours plus tôt, a tracé sur la carte avant de me l’offrir. Mais le garde me pointe du doigt un cercle tracé autour d’une montagne – celle appelée Skarðatindur sur la carte –, à l’extrémité de cet itinéraire de randonnée.

« Pourquoi cette montagne est-elle entourée ? Me demande-t-il.

– Le fermier qui m’a donné la carte m’a raconté des histoires sur cette montagne, dis-je en souriant, il m’a dit qu’elle était hantée. »

En effet, j’avais raconté à cet éleveur que j’adorais les sagas vikings et celui-ci s’était empressé de me parler de ses ancêtres ; l’un d’eux était, d’après lui, un important Goði – un prêtre polythéiste – qui aimait aller en pèlerinage sur cette montagne pour parler avec les dieux. Mais, après la conversion au christianisme de l’Islande (en l’an 1000), et puisqu’il refusait catégoriquement de se convertir à la « nouvelle foi », les chrétiens lui avaient tendu une embuscade sur le sommet de cette montagne, l’attaquant alors qu’il communiait avec ses dieux. Le pauvre Goði avait eu le crâne fracassé à coups de pierres, et c’est pour cette raison qu’on avait appelé cette montagne le « Mont-aux-Brèches »,  Skarðatindur en islandais – même si d’aucun donnaient des explications différentes quant au nom de cette montagne. Depuis ce jour, l’esprit du Goði hante cette montagne, m’avait assuré le fermier, et il vaut mieux ne pas se rendre à son sommet si l’on est chrétien. « Pas de risque à ce sujet, avais-je rassuré l’Islandais en rigolant ; je me serais bien davantage entendu avec votre ancêtre qu’avec ses agresseurs, pour sûr ! » Et, de toute évidence, ma réponse lui avait plu, car c’est juste après qu’il m’avait offerte sa carte topographique du parc.

Tandis que je repense à l’histoire du Goði, le garde du parc relève les yeux et regarde les montagnes par la fenêtre. Il semble soudainement assez lointain.

« Skarðatindur. Oui, il paraît qu’elle est hantée. » me répond-il.

Je ne suis pas tant surpris que cela par sa réponse : les islandais sont des gens très superstitieux. Plusieurs sondages ont montré, ces dernières années, que deux tiers des Islandais croyaient aux esprits de la nature, aux fantômes et aux autres créatures surnaturelles.

« Vous ne pouvez pas y aller, poursuit le garde : aucun sentier ne mène à cette montagne. Ce fermier vous a menti. Faites plutôt l’ascension du Kristinartindar (il m’indique une montagne plus proche et moins haute), c’est plus facile et la vue sur les glaciers est spectaculaire. Voyons-voir, il est 14h30, si vous partez maintenant vous pouvez atteindre le sommet pour 18h. La randonnée complète fait dans les sept heures aller-retour.

– Je pensais plutôt randonner demain matin.

– Non, partez maintenant : le soleil ne se couche qu’après minuit, vous avez le temps. Et la météo est bonne, ce qui ne sera pas forcément les cas demain.

– Ok, merci pour les infos. »

Je reprends mon sac à dos et je sors de la cabane. Dehors, je choisis un coin d’herbe humide où je dresse ma tente en grommelant intérieurement. 12 euros pour un terrain vague, sérieusement ?

À ce moment, je suis pris d’un sentiment d’hésitation. 7h de randonnée dans les montagnes, ce n’est pas rien. Et je me connais bien : j’ai la fâcheuse tendance à me perdre en chemin, plus attentif à la beauté des paysages qu’au respect des itinéraires définis. Or, je n’ai guère envie de rentrer dans le noir, après la tombée de la nuit.

L’appel de l’aventure

Je décide alors de faire un autre circuit : il y a, indiqué sur ma carte, une boucle de randonnée d’une heure qui part du camping et qui se rend jusqu’au pied du glacier. Je fait cette balade et elle me met en bouche : la majesté des lieux est, en effet, toute surnaturelle. De plus, le sentier est bien entretenu et clairement balisé, il n’y a aucun moyen de se perdre.

« Allez, tentons l’autre randonnée ! me dis-je. Je ne suis pas obligé d’aller jusqu’à la « montagne hantée », d’ailleurs, ni même la « montagne des chrétiens » (traduction littérale de Kristinartindar, la montagne que me conseille de gravir le garde). Dès que je commence à sentir la fatigue pointer, je fais demi-tour ! » Voilà ce que je me promets.

Plein d’enthousiasme, je retourne donc à ma tente de camping et je prépare mon petit sac à dos – j’en ai un deuxième pour les randos – en y mettant une gourde, de la nourriture et ma carte topographique du parc. Puis, je me mets en chemin et je pars dans la direction inverse de la balade précédente, empruntant un sentier de terre battue menant au cœur des montagnes.

Et je monte, je monte, je monte…

En Islande, tout est cyclopéen : volcans, cratères, glaciers, falaises, montagnes… l’être humain paraît toujours minuscule à côté de ces créations spectaculaires de la nature. Mais, pour la première fois de mon voyage, je me sens grand en parvenant sur un vaste plateau volcanique, car celui-ci est couvert d’une forêt… de bonzaïs ! Oui, oui, vous avez bien lu : une forêt de bonzaïs. Des bouleaux nains, betula pubescens, pour être exact. Ce ne sont pas des buissons, mais bien de vrais arbres : identiques aux grands, mais en miniature, avec de toutes petites feuilles, et dont la hauteur ne dépasse pas, la plupart du temps, celle de mes genoux. D’ailleurs, tout paraît « miniature » sur ce plateau volcanique : il y a des vallées miniatures, des canyons miniatures, des rivières miniatures. À certains endroits, le sentier est tellement creusé par l’érosion que ma tête se retrouve à la hauteur des racines de ces minis-arbres. C’est magique. Je m’amuse à imaginer que je suis King Kong sur son île sauvage en prenant la posture du grand singe et en frappant ma poitrine de mes poings. Pas besoin d’un public pour faire le pitre, quand on s’appelle Joffrey Dachelet.

Je traverse cette forêt pendant une heure environ. Plus je prends de l’altitude, plus les arbres se font petits, jusqu’à se confondre avec les touffes d’herbe. Cependant, une fois hors de la forêt, la végétation est toujours luxuriante : fleurs de toutes les couleurs, buissons, plantes étranges aux feuilles rouges, plantes grasses, etc. Tout à coup, je me retrouve au bord d’une falaise avec une vue plongeante sur le glacier le plus grand d’Europe, le Vatnajökull : 8300 km² de glace, la surface de la Corse. La vue est époustouflante : le glacier donne l’impression d’une mer de glace, infinie, à la surface de laquelle se baignent des longs volutes de fumées volcaniques, denses à certains endroits, à tel point que, par moment, le glacier disparaît à la vue, happé par ces brumes mystérieuses, pour réapparaître plus loin, à une altitude plus élevée. Je me sens minuscule à nouveau.

Rencontre avec d’étranges guides

Le sentier continue. Il longe désormais le gouffre qui plonge sur le glacier. Le ciel commence à se couvrir, peu à peu, mais j’ignore s’il s’agit de nuages ou de fumée volcanique. De loin, j’aperçois un couple de randonneurs qui descend dans ma direction. Ce sont des Islandais, des petit vieux avec leurs bâtons de marche. Ils s’arrêtent à ma hauteur et me saluent poliment. Je fais de même.

« Vous êtes du camping ? », leur demandais-je.

Ils rigolent.

« Pas du tout, nous venons des montagnes. »

Je crois à ce moment là qu’ils m’ont mal compris. Mais, depuis, et avec la suite des événements, leur réponse m’apparaît bien plus ambigue.

« C’est là que je me rends, leur dis-je. Je vais à Kristinartindar, il paraît que la vue depuis ce sommet est à couper le souffle. »

Ils rigolent à nouveau.

« Oui, mais si tu continues le chemin et que tu vas jusqu’à Skarðatindur, c’est bien plus époustouflant (mind-blowing) et tu verras beaucoup plus loin. »

Je suis surpris par leur réponse. Elle me fait parcourir un étrange frisson le long de l’échine.

« C’est ce que j’avais prévu de faire, initialement. Mais le gars du camping me l’a déconseillé ; il m’a dit qu’il n’y avait pas de sentier pour y aller.

– Certes, il n’y a plus de sentier balisé, mais tu ne peux pas te perdre, car le chemin qui y conduit est bordé, à gauche, par des glaciers, et, à droite, par d’autres glaciers. Nous en revenons tous les deux : c’est un itinéraire simple et il ne te prendra qu’une ou deux heures de plus, encore moins si tu évites Kristinartindar. Crois-nous, tous les randonneurs vont à « la montagnes des chrétiens », mais c’est sans intérêt une fois qu’on a fait Skarðatindur. Et le soleil est encore haut, tu as le temps d’y aller. »

Tout en les écoutant, je sors une tablette de chocolat de mon sac et j’offre de la partager avec eux. Ils acceptent volontiers.

« Ok, vous me tentez, leur dis-je ; je vais suivre vos conseils.

– Tu fais bien, dis la vieille. Mais fais attention aux trolls mangeurs d’hommes : on en voit parfois dans ces montagnes. »

Je me fige. Les trolls, dans la mythologie nordique, sont des créatures colossales et monstrueuses, pas du tout les petits lutins mignons que le folklore récent en a fait. Se moque-t-elle de moi ou est-elle sincère ? J’observe les traits de son visage, puis ceux de son mari. Ils ont l’air, tous les deux, très sérieux.

« Tu nous paraît sympathique, aussi nous allons te donner une astuce au cas où tu croiserais des trolls, quelque chose qui les fera fuir à tous les coups… »

Ils me donnent alors le nom d’un vieux chasseur islandais qui a vécu, ici, dans ces montagnes, au XVIIIe siècle – le genre de nom à rallonge comme les aiment les Islandais, avec des sonorités impossibles à reproduire pour le Franco-Belge que je suis, et avec des lettres qui n’existent même pas dans mon alphabet – et me disent de le prononcer trois fois d’affilée si je croise des trolls.

« C’est le dernier homme du coin à avoir tenu les trolls en respect ; si tu prononces son nom trois fois, les trolls détaleront comme des lapins, car ils ont la mémoire longue. »

Je leurs promets – pour leur faire plaisir, car il n’en est rien, en vrai – que j’ai bien retenu le nom de ce fameux chasseur, je les remercie et je les salue.

« Drôles d’oiseaux » me dis-je, intérieurement, en reprenant mon chemin.

Je ne le sais pas encore, mais ce sont les seuls humains que je croiserai durant toute ma randonnée. Sont-ils vraiment humains, d’ailleurs ?

Je gagne en altitude. La végétation devient plus chétive ; les couleurs cèdent progressivement la place au gris et au noir de la pierre basaltique.

J’arrive à une intersection : le sentier principal tourne sur la gauche et serpente en direction de Kristinatindar ; un autre sentier, plus discret, et non-balisé, continue vers la droite, longeant toujours le gouffre et le glacier, en direction de la montagne hantée. Il est 17h30, le soleil ne se couche qu’à minuit et il fait encore clair jusqu’à 3h du matin. Je ne me sens pas fatigué. Je réfléchis. Deux personnes m’ont conseillé d’aller jusqu’à Skarðatindur, et une autre m’a dit de ne pas le faire. Je décide que les sorts ont été jetés et que la majorité l’emporte : je prends donc le chemin pour la montagne hantée.

Le franchissement du seuil – Le labyrinthe

Dès les premier pas sur ce nouveau sentier, l’ambiance me paraît différente. Je me rends compte qu’il n’y a plus du tout de végétation. Je ne l’avais pas remarqué jusque là. Et l’atmosphère me semble plus lourde aussi – comme si l’air était plus difficile à respirer –, et plus silencieuse. Mon imagination, peut-être.

Le sentier devient très escarpé et rocailleux. L’air est frais, mais l’effort me fait suer. Je repense aux deux petits vieux et je me dis que les Islandais ont une sacrée santé physique ! Je dois faire attention à chaque pas, à tel point que je regarde bien davantage le sol que les paysages autour de moi.

A un moment, je relève la tête, et je découvre avec un violent frisson que je suis entouré d’un brouillard épais : je ne vois pas au-delà de cinquante mètres devant moi. Je me retourne : pareil derrière. Aurais-je percé la couche des nuages ? Je ne pense pas : il y en avait quelques uns, mais le ciel était plutôt dégagé dans l’ensemble. Des fumées volcaniques ? C’est possible, mais je devrais sentir davantage l’odeur de souffre dans ce cas.

Je poursuis un peu, mais le brume s’épaissit. Je ne vois plus à vingt mètres. Je commence à avoir peur.

« Bon, ça suffit les bêtises : je fais demi-tour » me dis-je.

Je tourne les talons et m’apprête à rebrousser chemin. Mais là, mon cœur fait un bond dans ma poitrine : face à moi, à l’endroit d’où je croyais venir, une haute parois rocheuse se dresse. C’est impossible, je devrais l’avoir vue, même avec ce brouillard. Ça ne coïncide pas avec mes souvenirs, je me sens désorienté. Et où sont la falaise et le glacier ? Ils ont disparu de mon champs de vision. Est-ce la bonne direction ? Je ne sais plus.

Dix mètres de visibilité. J’essaie de ma ressaisir. « Ok, je suis perdu. C’est pas la première fois, mais je m’en sors toujours. » Ça me calme un peu de me le dire à haute voix. « Réfléchis maintenant ». Et c’est ce que je fais : je me dis que je dois être au niveau de Kristinatindar, mais que je suis hors-sentier, et qu’aller en direction du sentier est dangereux, car il longe la falaise et qu’il ne faudrait pas, si je souhaite rester vivant, glisser et me fracasser sur le glacier à des dizaines de mètres plus bas. Je me rappelle aussi qu’il existe un autre sentier qui passe par le sommet de Kristinatindar et que donc, en toute logique, si je grimpe la montagne, je finirais forcément par retrouver le sentier – qui, lui, est balisé, contrairement à celui de Skarðatindur. C’est ce que je décide de faire. Je me mets à grimper.

C’est à ce moment que j’entends le premier grognement. Pas un grognement de caniche, un vrai, bon et puissant grognement de créature surnaturelle, tout droit sorti d’un cauchemar, qui fait vibrer le sol et qui remue chaque centimètre carré de tripes que vous avez dans le bide. Je me fige, mon sang se glace. J’entends des éboulis de pierre derrière-moi. « Putain, les trolls mangeurs d’homme ! »

Je ne crois pas aux trolls, pas en tant qu’être de chair en tout cas, mais, à ma place, perdu dans cette brume et ce décor de roche noire, vous auriez certainement réagi de la même manière.

Je me mets à courir – si ce verbe peut s’appliquer à mon escalade chaotique – en essayant de me souvenir du nom de ce diable de chasseur islandais. « Mais comment s’appelle-t-il, bordel ! » Mon corps est agité d’un tremblement nerveux. Le décor, lui, devient de plus en plus lugubre : de grosses roches volcaniques semblent jaillir de la brume ci et là, telles les silhouettes de sombres créatures. J’entends un deuxième grognement, plus puissant encore : les vibrations du son font tomber des cailloux autour de moi. J’accélère encore mon ascension.  

Ce n’est que plus tard que j’apprendrai la vraie nature de ces grognements, en discutant avec le garde du parc avant de reprendre le bus et de quitter Skaftafell. Car il ne s’agit pas de trolls, désolé de décevoir les plus rêveurs d’entre-vous, mais du glacier qui avance dans la vallée et qui racle les parois rocheuses de celle-ci, ce qui peut produire ces grondements et vibrations parfois spectaculaires.

Mais, à ce moment là, je n’en sais rien du tout. Mort de trouille et épuisé, je m’arrête pour reprendre mon souffle. Je regarde derrière-moi, puis tout autour, mais je ne vois que le blanc de la brume. Je regarde mon corps et me rends compte, avec effroi, que je ne vois même plus le bas de celui-ci : la brume est devenue tellement dense que ma visibilité ne dépasse plus les cinquante centimètres désormais. C’est totalement surréaliste. En outre, je suis trempé : de sueur, mais d’eau surtout, car cette brume est tellement dense qu’elle mouille tout ce qu’elle touche. De ma barbe, un fin filet d’eau s’est mis à couler, en continu. Ma carte topographique, elle aussi trempée, se déchire et tombe en miette lorsque j’essaie de la déplier.

Je reprends mon ascension, à tâtons, à quatre pattes la plupart du temps, car je ne vois désormais plus où je pose les pieds. J’arrive face à une parois qui me paraît trop haute, trop raide et trop glissante pour que je puisse l’escalader. Je la longe, tant bien que mal, mais la corniche sur laquelle j’avance rétrécit peu à peu, jusqu’à ne faire plus qu’une vingtaine de centimètres. Je m’assois et essaie de trouver une prise pour mes pieds, mais ils se balancent désespérément dans le vide sans trouver la moindre saillie. Je ramasse alors une pierre et la jette dans le vide, pour essayer d’en déterminer la hauteur. Je ne l’entends pas toucher le fond.

Je ne m’en étais pas rendu compte jusque là, mais le brouillard est tellement épais qu’il étouffe tous les sons. Autour de moi, il n’y a que le silence. Un silence terriblement oppressant. Et, à l’intérieur de moi, il n’est qu’un bruit sourd : celui de mon cœur qui bat, à tout rompre, dans ma cage thoracique. Ce silence assourdissant est certainement la chose la plus terrifiante dans ces montagnes.

Je ne sais pas combien de temps je mets pour dépasser cette corniche. Il me faut peut-être des heures juste pour avancer de quelques mètres, d’autant plus que les roches sont devenues extrêmement glissantes de l’eau du brouillard. Mais je parviens à le faire. Je m’écroule, à bout de souffle, une fois la corniche derrière-moi. Je prends quelques instants pour me ressaisir. Le terrain est plus facile de ce côté-ci, je reprends mon ascension.

La montagne sacrée

Après une durée impossible à évaluer, j’arrive enfin au sommet de la montagne.

Là, il se produit trois choses. Trois choses absolument incroyables.

La première, c’est que la brume s’estompe tout à coup, en un claquement de doigts, comme par magie. Pas entièrement, il ne faut pas exagérer, il en reste encore derrière moi ; mais le sommet et les glaciers alentours sont dégagés. D’ailleurs, je remarque avec étonnement que je vois des glaciers tout autour de moi. Un panorama à couper le souffle, mais pas celui auquel je m’attendais. C’est à cet instant que je me rends compte que je ne suis pas sur la montagne que je pensais : je suis au sommet de Skarðatindur, la montagne hantée, et non pas sur Kristinartindar.

La deuxième, c’est que je ressens que la montagne est vivante. Impossible de trouver les bons mots pour décrire cette sensation, mais, pour essayer d’être le plus précis possible, je sens la montagne vibrer, bouger, respirer sous moi, et même ressentir des émotions, comme si elle était organique. La première émotion que je ressens, c’est de la haine à mon égard, comme si je l’avais surprise dans son intimité, toute nue sans son manteau de brume, dans son sanctuaire, et que je n’avais rien à faire là. Puis je la sens se radoucir d’un coup, comme si elle se rappelait que ma visite était prévue depuis longue date et que c’était elle qui avait oublié de le noter sur son agenda. Ces sensations que je ressens sont déstabilisantes, et je commence à me dire que Skarðatindur ne porte pas sa réputation de montagne hantée pour rien.

Enfin, la troisième et plus importante chose, c’est cet épisode mystique que j’appellerai plus tard ma « théophanie islandaise » et qui marquera mon âme au fer rouge pour le restant de mes jours. Là non plus, il n’existe pas de bon mot, dans la langue des hommes, pour décrire l’expérience que je vis. Je vais néanmoins essayer d’être le plus précis possible : d’abord, lorsque j’arrive au sommet de cette montagne, mon corps se fige comme le marbre d’une statue ; je suis paralysé, incapable de bouger le petit doigt, incapable même de cligner des yeux. Paradoxalement, je suis très calme ; j’ai, pour être exact, la sensation d’être vidé de toute émotion, comme si j’étais une enveloppe vide, tellement vide d’ailleurs que j’ai l’impression d’être léger comme une plume. Ensuite, à partir de ce moment, commencent à défiler en moi – comme si un projectionniste se servait de ma tête comme d’un écran de cinéma – des scènes mythologiques. Pas quelques unes : toutes ! Je vois – tout en voyant la montagne en même temps, car je suis là sans être là simultanément – l’incréé, le chaos, la dissociation des éléments par le grand androgyne primordial, la naissance de l’arbre cosmique, celle des géants et celle des premiers dieux, la mise à mort du taureau primordial, la création de l’univers avec la carcasse de celui-ci, la guerre entre les dieux et les géants, la création des hommes, la gloire et la chute de la première civilisation humaine, la guerre entre les deux familles de dieux suite à cela, la paix, la reconstruction, le commencement des temps historiques, la trahison du dieu parjure, les épopées des grands héros, et ce, jusqu’à la fin des temps, la destruction de l’univers et la naissance d’un nouveau sur les cendres de celui-ci.

Je fais, ici, une pause dans mon récit. Au moment où cela m’arrive, j’ai, en moi, une culture mythologique déjà riche : j’ai lu les légendes vikings quand j’avais huit ans, un ami polonais m’a raconté les mythes slaves à peu près lorsque j’avais le même âge, j’ai dévoré l’Odyssée et l’Iliade (dans cet ordre) quand j’en avais dix et je me suis intéressé à la mythologie égyptienne vers mes douze ans. En outre, si j’ai choisi de partir en Islande, comme je vous l’ai dit plus haut, c’est parce que, toujours à ce moment là, je suis un fan de la culture et de l’histoire viking (et encore au moment où j’écris ces mots, c’est une histoire d’amour qui dure). Mais ce que je vois, là, dans ces visions, est extrêmement détaillé, et il y a une multitude d’éléments que je n’ai jamais lus nulle part – mais que je découvrirai, plus tard, dans d’autres mythologies du monde qui m’étaient alors inconnues ; et enfin, ces visions sont « neutres », dans le sens où elles ne semblent appartenir à aucune culture historique déterminée. Je ne le sais pas encore, mais c’est logique, car ce que je vois, à ce moment, est la mythologie primordiale, universelle, commune à toute l’humanité, enfuie dans le subconscient de tous les humains, et qui a donné naissance à toutes les mythologies connues.

Je suis incapable de vous dire combien de temps dure ce déferlement de scènes mythologiques. Des heures, certainement. En ce qui me concerne, j’ai l’impression que ça dure une éternité – ou plutôt, la durée de vie de notre univers. Cette distorsion temporelle est troublante, car lorsque l’expérience s’achève, je reste avec cette sensation d’avoir vécu des millions – que dis-je, milliards ! – d’années ; tout en sachant pertinemment que je n’en ai que dix-huit. En moi, deux réalités cohabitent désormais : ma réalité personnelle, et une réalité universelle.

Le retour à la réalité ordinaire

Lorsque les dernières scènes s’estompent et que ces déstabilisante expérience s’achève, mon corps se débloque en un quart de seconde : je peux à nouveau bouger librement. Je regarde autour de moi : le ciel est dégagé mais le soleil n’est pas encore levé, c’est l’aube. Plus la moindre brume ni nuage, j’aperçois clairement Kristinatindar, plus bas dans la chaîne montagneuse, et je vois le sentier qui me ramènera au camping. Envahis pas un étrange sentiment d’euphorie, j’emprunte aussitôt ce sentier et je me mets à courir. Oui, courir : Je dévale la montagne, sautant des dénivelés parfois très hauts comme si j’étais un cabri, totalement inconscient des dangers et sans la moindre peur de chuter. En fait, ce n’est pas de l’inconscience, mais de la confiance, une confiance incroyable, pure, totale, en moi, en la montagne et dans le destin. Je cours ainsi jusqu’à la magnifique cascade de Svartifoss (que je n’ai pas vue à l’aller, j’étais passé par un autre sentier) : une merveille de la nature formant un orgue de colonnes basaltiques hexagonales et un lieu bien connu du parc de Skaftafell. Là, j’enlève tous mes vêtements et je me lave. L’eau est glaciale, mais cela me fait un bien fou. Je rigole en me frictionnant de ces eaux froides. Je ne sais pas pourquoi, mais je rigole.

Après cette baignade, je reviens peu à peu à un « état ordinaire de conscience » : je sens la fatigue me gagner, les meurtrissures de mes membres se manifester violemment et, le pire, la faim tourmenter mon ventre. Autant la partie jusqu’à Svartifoss était d’une facilité déconcertante, autant la dernière partie de mon retour est un calvaire. Mais je reviens, cahin caha, jusqu’au camping. Là, je vais à ma tente, j’attrape un paquet de nouilles chinoises – je suis affamé – et je vais jusqu’à l’espace « cuisine » (une simple planche et un lavabo accolés à la cabane d’information). Un panneau indique qu’il n’y a plus d’eau chaude ; ce n’est pas grave : je verse de l’eau froid sur mes nouilles et je croque dedans alors qu’elles sont encore dures. Cela me paraît tout à fait délicieux.

En revenant à ma tente, je croise le gars du camping qui me dit :

« Hey, vous penserez à me payer avant de partir ? »

– Je vous ai déjà payé, lui dis-je, un peu sur la défensive.

– Oui, pour une nuit ; là, ça en fait déjà deux.

– Ah… Ok, je passerai vous voir tout à l’heure. »

Deux nuits ! J’ai passé deux nuits dans les montagnes ! Et je ne m’en suis même pas rendu compte.

Mais mon, corps, lui, à ce moment, s’en rends parfaitement compte. Il est épuisé. J’ouvre la fermeture éclair de ma tente et je m’écrase comme un poids mort sur mon sac de couchage, sans même prendre le temps d’enlever mes chaussures ou de refermer la tente derrière moi. Je m’endors comme un ours en hibernation et je dors ainsi douze heures d’affilée, récupérant de mon invraisemblable aventure. Un sommeil de plomb, sans rêve, duquel je me réveillerai avec la certitude que rien ne sera jamais plus comme avant.

[La suite de ce récit est ici: https://www.academie-epione.com/ma-rencontre-avec-les-archetypes-part-2/]

Partagez cet article sur :

Facebook
Twitter
Pinterest
LinkedIn

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *